suite des derniers poèmes d'amour de Paul Eluard
Le mouvement du soir
Petit feu d'occasion miroir
Abeille et plume détachée
Loin de la gerbe des rues
Des familles des retraites
Devant tes yeux petit feu
Qui soulève tes paupières
Et qui passe et qui s'en va
Dans le soir limpide et frais
Vers d'autres yeux tout pareils
De plus en plus assombris
De plus en plus achevés
De moins en moins existants.
Même quand nous dormons
Même quand nous dormons nous veillons l'un sur l'autre
Et cet amour plus lourd que le fruit mûr d'un lac
Sans rire et sans pleurer dure depuis toujours
Un jour après un jour une nuit après nous.
Un seul sourire
Un seul sourire disputait
Chaque étoile à la nuit montante
Un seul sourire pour nous deux
Et l'azur en tes yeux ravis
Contre la masse de la nuit
Trouvait sa flamme dans mes yeux
J'ai vu par besoin de savoir
La haute nuit créer le jour
Sans que nous changions d'apparence.
Corps idéal
Sous le ciel grand ouvert la mer ferme ses ailes
Aux flancs de ton sourire un chemin part de moi
Rêveuse toute en chair lumière toute en feu
Aggrave mon plaisir annule l'étendue
Hâte-toi de dissoudre et mon rêve et ma vue.
Belle
Belle tu vas briser en t'endormant la chaîne
Qui lie la plume de minuit au plomb des cendres
Le corps mort à la bête qui bondit en songe
Parmi les herbes et les feuilles confondues
L'étendue verte à des charbons qui boivent l'ombre
Belle tu recevras la nourriture insigne
Par les yeux au fuseau des veines et des nerfs
Lumière intime flamme et frisson du matin
Il est très tard ferme les yeux demain rayonne
Demain mieux qu'aujourd'hui tu connaîtras le monde
Belle d'un jour et de toujours et de partout
Ta faiblesse et ta force ont la même parure
O bien aimée de tous et bien aimée d'un seul
En silence ta bouche a promis d'être heureuse
Au coeur de tous au coeur d'un seul à notre coeur.
Dit de l'amour
I
Notre silence fera taire la tempête
Assagira le feuillage profond
J'ai dans les mains deux mains abandonnées
II
Ce bateau s'enfonçait à jamais dans la brume
De loin en loin qui dit la haine
De proche en proche dit l'amour
III
Les yeux d'air vif souveraine innocente
Les seins légers elle riait de tout
Et la mer dispersa le sable de son trône.
Dit de la force de l'amour
I
Le soleil dur comme une pierre
Raison compacte vigne fauve
Et l'espace cruel est un mur qui m'enserre
II
Dans ce désert qui m'habitait qui m'habillait
Elle m'embrassa et en m'embrassant
Elle m'ordonna de voir et d'entendre
III
Par des baisers et des paroles
Sa bouche suivit le chemin de ses yeux
Il y eut des vivants des morts et des vivants.
Dit d'un jour
Pour cerner d'un peu plus de tendresse ton nom
La rue était absurde et la maison amère
Le jour était glissant la nuit était malade.
De solitude en solitude vers la vie
En ce temps-là, une extraordinaire résignation avait succédé à la terreur et à la révolte. Saintes et martyrs pullulaient.
I
Je suis douce avec les forts
Je suis faible avec les doux
Je sais les mots qu'il faut dire
Pour n'inspirer que l'oubli
Je suis fille d'un lac
Qui ne s'est pas terni
D'un ciel limpide et bleu
Jusqu'à mes pieds tranquilles
Et fille d'un printemps
Qui ne finit jamais
Je ris des viols absurdes
Je suis toujours en fleurs.
II
Pour tenir comme il se doit
Son rôle dans les ténèbres
Il se noue à la prison
Il en reflète les murs
Sa cruche est de chair immonde
Sa faim ressemble à son pain
Nul espoir ne le distrait
Et la porte joue pour rien
Volute de sang de feu
Toute couverte d'épines
L'air qu'il respire déchire
Sa nudité intérieure
Demain de son coeur rouillé
Les vers même s'en iront
La place sera déserte
Dans un éternel désert.
III
Né de la sainte et du martyr
Voici pourtant l'enfant parfait
Au sommet d'une aurore intime
Léger et lourd comme un enfant
Il met au monde la confiance
Autant de soleils que de nuits
Il a ses mains dans les ruisseaux
Sa bouche danse en embrassant
Et ses yeux sont des chiens fidèles
Au crépuscule il est petit
Rêve et sommeil le dissimulent
Amour le fait grandir et jouir.
Décembre 1945
A Elsa Triolet..........
De détail en détail
A l'heure du réveil près du nid de la terre
Un rayon de soleil creuse un trou pour la mer
Trempée d'aube une feuille ourle le paysage
Naïve comme un oeil oublieux du visage
Et le jour d'aujourd'hui saisissant les dormeurs
Rejette ans la nuit leurs ombres de dormeurs.
Du fond de l'abîme
I
La lumière et la chaleur
Piétinées dispersées
Le pain
Volé aux naïfs
Le fil de lait
Lancé aux bêtes enragées
Quelques profondes mares de sang
Quelques incendies pétulants
Pour égayer ceux qui vont vivre
Vivre vivre sur leur fumier.
II
Au milieu du délire
Gorges tumultueuses et ventres dévorants
La morsure est soleil et lune le crachat
La blessure un écrin la souillure une perle
Tiède le sein pourri
La légende pourrie du sein maternel
Rose et verte la langue
La belle histoire de la langue changée en fée.
III
Ils n'étaient pas fous les mélancoliques
Ils étaient conquis digérés exclus
Par la masse opaque
Des monstres pratiques
Avaient leur âge de raison les mélancoliques
L'âge de la vie
Ils n'étaient pas là au commencement
A la création
Ils n'y croyaient pas
Et n'ont pas su du premier coup
Conjuguer la vie et le temps
Le temps leur paraissait long
La vie leur paraissait courte
Et des couvertures tachées pas l'hiver
Sur des coeurs sans corps sur des coeurs sans nom
Faisaient un tapis de dégoût glacé
Même en plein été.
IV
Le solitaire toujours premier
Comme un ver dans une noix
Réapparaît le long des sinuosités
De la plus fraîche es cervelles
Le solitaire apprend à marcher de côté
A s'arrêter quand il est ivre de solitude
Le solitaire tourne ses pieds dans tous les sens
Il vague il rompt esquive feint
Il bouge mais bientôt
Tout bouge et lui fait peur
Le solitaire quand on l'appelle
Petit petit petit petit
Fait celui qui n'entend pas
En pleine viande fraîche
Comme un couteau rouillé
Le solitaire s'éternise
El l'odeur du cadavre monte et s'éternise
Le miel de la force est farci d'ordures.
V
Je parle du fond de l'abîme
Et je vois le fond de l'abîme
L'homme creusé comme une mine
Comme un port sans vaisseaux
Comme un foyer sans feu
Pauvre visage sacrifié
Pauvre visage sans limites
Composé de tous les visages saccagés
Tu rêvais de balcons de voiles de voyages
Tu rêvais de printemps de baisers de bonté
Tu savais bien quels sont les droits et les devoirs
De la beauté mon beau visage dispersé
Il faudrait pour cacher ton horreur et ta honte
Des mains nouvelles des mains entières dans leur tâche
Mains travailleuses au présent
Et courageuses même en rêve.
VI
Je parle du fond de l'abîme
Je parle du fond de mon gouffre
C'est le soir et les ombres fuient
Le soir m'a rendu sage et fraternel
Il ouvre partout ses portes lugubres
Je n'ai pas peur j'entre partout
Je vois de mieux en mieux la forme humaine
Sans visage encore et pourtant
Dans un coin sombre où le mur est en ruines
Des yeux sont là aussi clairs que les miens
Ai-je grandi ai-je un peu de pouvoir.
VII
Nous sommes à nous deux la première nuée
Dans l'étendue absurde du bonheur cruel
Nous sommes la fraîcheur future
La première nuit de repos
Qui s'ouvrira sur un visage et sur des yeux nouveaux et purs
Nul ne pourra les ignorer.
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